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4 juin 2014

Les instituteurs et le socialisme (16 oct. 1905). JEAN JAURES.

Les instituteurs, dans leurs remarquables Congrès, s’élèvent de plus en plus au-dessus des questions purement techniques. Ou plutôt, c’est selon des idées générales qu’ils déterminent la technique de l’enseignement. On l’a vu notamment, dans leur récent Congrès, à propos de l’enseignement de l’histoire. De même, comment pourraient-ils vraiment faire œuvre d’éducateurs, former ou préparer des hommes et des citoyens, s’ils ne se préoccupaient pas des conditions dans lesquelles l’humanité se meut, et du but où elle tend ? Les éducateurs du peuple ne feront une œuvre pleinement efficace que lorsqu’une philosophie politique et sociale réglera et animera leur effort d’éducation. Or, le socialisme, de quelque façon qu’on le juge, est tout à la fois une grande idée et un grand fait. C’est un grand fait, puisqu’il groupe dans le monde entier des millions de travailleurs dont l’action se développe sans cesse sur les gouvernements et les sociétés. C’est une grande idée, puisqu’il propose aux intelligences et aux consciences une organisation des rapports humains qui éliminerait, avec la misère, l’ignorance et la dépendance, et qui, pour reprendre une forte expression scolastique, ferait passer l’humanité « de la virtualité à l’acte ».

Il n’y a donc ni indiscrétion, ni inconvenance, ni abusive ingérence politicienne à insister auprès des instituteurs pour qu’ils étudient, en toute liberté et sincérité d’esprit, le socialisme. Et je veux dire en quelques mots pourquoi ils y doivent adhérer et comment, eux instituteurs, ils peuvent le servir

Comment n’adhéreraient-ils pas au socialisme, puisque visiblement il conquiert aujourd’hui tous les esprits, toutes les consciences, qu’un intérêt de caste et de classe ne détourne pas du vrai ? Il n’y a plus aujourd’hui un seul homme qui ose dire que le régime du salariat est le régime définitif du travail. Non seulement il entretient d’incessantes crises de misère et d’insécurité, mais il abaisse la valeur morale des hommes. Il est tout à la fois un principe de haine et un principe de passivité. En divisant la société en deux en deux classes, celle qui détient le capital, les grands moyens de production, celle qui n’a d’autre fortune que ses bras, il oblige les hommes à une lutte incessante contre les hommes. Toute revendication est maintenant un combat, une occasion de souffrance et de haine. La grève, moyen nécessaire de défense pour les salariés, est un phénomène horrible qui accuse de barbarie toute la société actuelle. Que des travailleurs soient obligés, pour défendre leurs salaires, de suspendre leur travail, d’anéantir ou d’ajourner de la richesse, de s’infliger à eux, à leurs femmes, à leurs enfants, des privations prolongées qui les aigrissent et les exaspèrent : il n’y a pas de condamnation plus terrible contre l’ordre capitaliste, qui donne aux revendications de justice la forme de la souffrance et de la haine.

De même, le salariat crée de la passivité. Il réduit des multitudes innombrables à un rôle mécanique dans la production, qui est dirigée par la minorité possédante. Double dégradation de la nature humaine et qui doit surtout affliger, quand ils méditent sur ces problèmes, les éducateurs du peuple ouvrier.

Ils ont devant eux, sur les bancs de l’école, des enfants en qui s’éveillent aisément les nobles et naïves sympathies. L’instituteur les invite à se libérer de l’égoïsme et de la haine, à aimer leurs camarades, à aimer les hommes. Il les invite aussi à secouer la routine, la paresse de l’esprit et de la volonté, à penser par eux-mêmes, à agir librement, selon les règles de raison et de justice vérifiées par leur propre conscience. Mais ces belles facultés de sympathie humaine, d’autonomie morale et d’initiative intellectuelle, quel emploi ces enfants, devenus hommes, en trouveront-ils dans la société capitaliste, quand ils seront appelés à remuer, outils passifs, la terre des vastes domaines dont quelque homme d’affaires dirigera seul l’exploitation, quand ils seront engloutis dans ces mines, usines et chantiers, dans toutes ces vastes entreprises industrielles dont le capital seul manœuvre les ressorts ? Il me semble qu’il y a, pour l’instituteur qui pense, un contraste poignant entre les forces d’humaine fraternité et de liberté agissante qu’il essaie d’éveiller dans les jeunes consciences, et la société de dureté, de combat, de haine, de passivité où elles seront engagées demain. Quoi ! cette eau vive et limpide, qui court et se joue, qui s’anime à tous les souffles du vent, à toutes les rencontres de la lumière et du flot, qui réfléchit les images riantes des choses et la pure clarté, elle ira se perdre demain en de noirs abîmes de servitude stagnante, remuée seulement par des remous de colère ! Non : c’est une contradiction intolérable, et à travers toutes ces consciences d’enfants l’éducateur du peuple ressent en sa conscience toutes les meurtrissures, toutes les iniquités, toutes les dégradations d’un système social de privilège, d’exploitation et de combat. Il aspire, lui aussi, comme l’élite du prolétariat dont il élève l’enfance, à une société de coopération, où le capital sera possédé par la nation et par les travailleurs groupés, où la fédération de producteurs égaux permettra à tous les droits de s’affirmer sans violence et sans haine, à toutes les intelligences, à toutes les énergies morales de coopérer, selon leur puissance propre, à la direction commune de l’effort humain.

A la lumière de cet idéal, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen que les instituteurs ont mission d’enseigner et de commenter prend un sens plus plein et plus décisif. La liberté, oui, mais non pas illusoire et superficielle, mais réalisée jusque dans le fond même et l’habitude de la vie, c’est-à-dire dans l’organisation du travail. L’égalité, oui, mais non pas nominale et dérisoire. La propriété, oui, mais pour tous, comme l’universelle garantie sociale de toutes les libertés individuelles.

Est-ce que cette société de coopération et de liberté réelle est impossible et chimérique ? Ceux-là le prétendent qui ont intérêt à en empêcher l’avènement, mais elle s’affirme dans les esprits avec une force croissante : elle commence à s’ébaucher dans les faits. Et c’est déjà un grand signe des temps que la plupart de ceux qui combattent l’idée socialiste, n’osant plus en contester la légitimité et la grandeur, la déclarent seulement irréalisable. Mais quoi ! Et que de « chimères » sont maintenant accomplies ! L’histoire, que les instituteurs enseignent, si elle nous montre la lenteur de l’évolution humaine, nous apprend aussi que l’effort humain n’est pas stérile et que de degré en degré l’humanité s’élève à la justice. Les instituteurs eux-mêmes, s’ils veulent bien y réfléchir, quel vivant exemple ils sont du progrès humain et quel encouragement à l’espérance ! Ce peuple, qui fut si longtemps tenu dans les ténèbres de l’ignorance, ou par dédain ou par calcul, ou qui ne reçut que quelques rayons d’une pauvre lampe filtrant à travers les doigts du prêtre, il a maintenant dans toutes les communes, dans tous les quartiers, dans tous les hameaux, des maîtres laïques, des éducateurs républicains qui peuvent lui transmettre toute la lumière de la science, toute la pensée de la Révolution. Ces maîtres, afin de pouvoir donner la liberté au peuple, commencent à la conquérir pour eux-mêmes. Ils apprennent à penser librement, et ils s’habituent à exprimer librement leur pensée tout entière : ils habituent l’Etat, les gouvernements, les partis à tolérer cette liberté. Oh ! ce n’est pas encore sans difficultés ni sacrifices. La réaction les hait, les guette, les dénonce. Et ils ont besoin de tout leur sang-froid, de toute leur fermeté d’esprit et de conscience, pour ne pas s’étonner devant l’orage, ou pour ne pas se laisser emporter au-delà de la mesure par l’excès même des provocations et des calomnies. Mais peu à peu, par leur courage tranquille, ils créent des précédents de liberté qu’on ne pourra plus abolir. C’est contre les instituteurs socialistes de 1848 que la réaction cléricale, capitaliste et propriétaire mobilisa toutes ses forces, ses calomniateurs gagés, ses tartufes à poigne, ses conservateurs de meurtre, ses dévots de coup d’Etat : et M. Thiers, homme d’affaires de la bourgeoisie affolée, voulait les remplacer par des « sonneurs de cloches au nez bien embourgeonné », avant que Bonaparte leur mit sur la bouche un double bâillon. Aujourd’hui, c’est « la patrie », c’est « le patriotisme », que la réaction cléricale et bourgeoise, tristement secondée par quelques polémistes radicaux, appelle à la rescousse contre les instituteurs de la République. Le Congrès de Lille a montré qu’ils ne se laisseraient pas émouvoir et qu’ils tenaient la droite voie. Le prolétariat aura enfin un enseignement libéré de toutes les entraves du privilège comme du dogme, un enseignement de raison et d’espérance humaine. Progrès immense, et qui permet aux éducateurs du peuple, par le chemin qu’a parcouru l’enseignement, de mesurer le chemin que peut parcourir le peuple lui-même.

Dès maintenant, il y a entre les instituteurs et le prolétariat une solidarité profonde. Les éducateurs du peuple peuvent beaucoup pour son émancipation sociale et le rôle des instituteurs s’ennoblit de toute la noblesse du rôle historique du prolétariat. Celui-ci est appelé à transformer selon la justice les conditions de la vie, à remplacer partout l’exploitation par le droit, les hiérarchies oppressives par la coopération, la guerre par la paix. Les éducateurs qui contribuent au développement intellectuel et moral de cette classe d’humanité et de paix, participent à la grandeur de son rôle : ils se sentent par là excités à de plus grands efforts encore, et on peut dire en ce sens qu’il y a éducation mutuelle des instituteurs et du prolétariat.

Est-ce à dire que les instituteurs doivent être dans leur enseignement des prédicateurs de socialisme et qu’ils doivent porter à l’école toutes les controverses du dehors ? Ce serait manquer à toute méthode éducative, puisque ce serait soumettre aux enfants des litiges de pensée, que ni leur instruction théorique ni leur expérience de la vie ne leur permettraient de résoudre. Ce ne serait pas enseigner le socialisme, ce serait le gâcher en le réduisant à une contrefaçon de catéchisme où la liberté vraie de l’esprit n’aurait aucune part. Mais le maître, intérieurement animé et éclairé de la pensée socialiste, peut servir son idéal en éveillant sans cesse chez les enfants du peuple la liberté et la curiosité de l’esprit, en leur donnant le sens de l’évolution. Dans les siècles d’histoire qu’il leur enseigne, ce ne sont pas seulement les formes extérieures des gouvernements qui ont été modifiées : c’est la structure profonde des sociétés. Du monde antique au monde féodal, du monde féodal au monde moderne, la propriété a changé de forme : et toujours, à l’époque dominante d’une forme de propriété, celle-ci a apparu comme nécessaire et éternelle. Toujours aussi une élite d’hommes a pressenti des formes de propriété nouvelles, mieux adaptées à des besoins économiques nouveaux, à des exigences nouvelles de liberté et d’humanité. Dès le temps de la Révolution française, bien des esprits allaient par leurs pressentiments et leurs théories au-delà des formes sociales qui ont prévalu dans la démocratie bourgeoise. Donner aux enfants le sens du perpétuel mouvement humain, les délivrer de ce poids de la routine et de ce fardeau du désespoir qui accable le progrès, faire qu’ils ne soient pas tentés de dire aveuglément : « A quoi bon ? c’est impossible », quand plus tard un effort vers une vie sociale supérieure leur sera proposé, mais qu’ils examinent d’un esprit fervent toutes les possibilités nouvelles de libération, voilà un service décisif que les instituteurs socialistes peuvent rendre à leur idéal sans infliger aux enfants la tyrannie mécanique d’un formulaire.

C’est cet esprit d’espérance humaine et de progrès humain qu’ils peuvent répandre aussi au dehors, sans se laisser accaparer par les coteries locales, et en réservant toujours, à l’égard de toutes les puissances, leur liberté.

Voilà la pensée dans laquelle je voudrais être, pour cette Revue, un collaborateur assidu. C’est une grande joie pour moi de pouvoir être en communication constante avec les éducateurs du peuple : et s’il m’arrivait parfois, dans le jugement porté sur tel ou tel évènement, sur telle ou telle doctrine, de n’être pas d’accord avec quelques-uns d’entre eux, ces dissentiments n’ont rien qui puissent troubler des esprits vraiment libres. Quand le Directeur de cette Revue m’a demandé d’y écrire, je lui ai répondu immédiatement : « Oui, à condition que ceux qui y écrivent déjà y gardent leur situation. » Ce n’est donc pas de ma faute, ce n’est pas non plus, je le sais, de la faute du directeur, si quelques incidents personnels se sont produits. Ceux qui se plaignent aujourd’hui et qui accusent, en termes que je ne veux point qualifier, ne m’ont pas averti des difficultés qui survenaient ou qu’ils soulevaient. Et c’est par des injures dans les journaux que j’ai été, moi dont la conduite avait été si correcte et si loyale, informé de ces incidents. Avait-on la prétention de se réserver un monopole ? Je ne fais allusion à ces choses que parce que j’ai besoin, dans mon rapport avec les instituteurs, qu’aucune ombre ne reste sur ma collaboration, et que dans leur esprit mon intégrité morale ne soit même pas effleurée. Mais ce mot de légitime défense est le dernier mot personnel que je me permettrai ici. De plus importants objets appellent notre effort commun.

JEAN JAURES

[Note : La question de l’enseignement de l’histoire abordée lors du premier congrès syndical des instituteurs qui s’est tenu en cette année 1905 à Lille, intéresse particulièrement Jaurès qui a, du reste, lui-même fait œuvre d’historien en rédigeant la fameuse Histoire socialiste de la Révolution Française parue en 1902. A travers l’analyse marxiste de l’évolution de la société, il établit un lien étroit entre l’Histoire et le Socialisme. Jaurès développe dans cet article des idées qui lui sont chères : le socialisme n’est rien d’autre que l’application pleine et entière de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en conjuguant à la fois droits politiques et droits sociaux ; l’école publique est une force émancipatrice notamment face à l’obscurantisme clérical, mais il existe une contradiction entre cette œuvre d’émancipation intellectuelle et la permanence du capitalisme qui asservira les futurs salariés que sont les élèves. Enfin, Jaurès insiste ici, comme dans d’autres articles, sur la solidarité profonde qui existe de facto entre le prolétariat voué à une mission émancipatrice et les instituteurs qui contribuent à son développement intellectuel et moral et qui doivent délivrer les enfants du fatalisme social.]

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