Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
ESPE PARIS MOBILISÉ
Archives
5 juin 2014

"Le refus d’être de la chair à patrons", Pierre Bourdieu, 1986.

_ L’actuel mouvement des étudiants et lycéens a surpris leurs aînés… 

_ Dans les années 1960, un certain nombre de gens, des sociologues en France et aux Etats-Unis, annonçaient la « fin des idéologies ». Quelques années après, en 1968, c’étaient une des plus extraordinaires explosions d’ « idéologie » que le monde ait connues. En 1986, les mêmes, ou leurs descendants, constataient la fin des « idées de 68 » : « La grande lessive… » Et voilà que surgissent des mouvements vifs, intelligents, drôles et profondément sérieux, qui bousculent l’idéologie de la fin des idéologies. Ceux qui appellent de leurs vœux « la fin des idéologies », c’est-à-dire, en gros, le retour au « réalisme », aux réalités de l’entreprise, de la productivité, de la balance du commerce extérieur, des « impératifs » de la politique internationale de la France (je pense aux ventes d’armes ou au Rainbow Warrior), et la répudiation des espérances illusoires, égalité, fraternité, solidarité, parlent comme les pères bourgeois parlaient à leurs fils, bref, comme des vieux. La fin des idéologies, c’est le vieillissement à l’échelle collective, la résignation à l’ordre des choses, cette sagesse qui consiste à faire de nécessité vertu.

La gauche au pouvoir : quel coup de vieux ! La gauche anti-institutionnelle, libertaire, étant (ou s’étant) exclue du pouvoir, les apparatchiks se sont mis à prêcher, et souvent par l’exemple, la modernisation idéologique, c’est-à-dire le renoncement aux « illusions » qui les avaient portés au pouvoir. Tout ce que la droite s’acharnait à répéter, sans parvenir à se faire croire, cette gauche l’a dit et redit : on n’a pas cru davantage ce qu’elle disait. Mais on a cessé de croire en elle… 

_ Les étudiants et les lycéens aujourd’hui, se disent apolitiques… 

_ Effectivement, et en un sens, ils ont raison. D’abord parce que, à la différence de leurs aînés de 1968, ils ne s’embarrassent pas de grands modèles politiques : le déclin du PC, le passage des socialistes au pouvoir ont changé bien des choses. Et puis, ils ont fait leur apprentissage politique moins souvent dans les cellules du PC ou des dans les groupuscules trotskistes qu’en observant autour d’eux le chômage des diplômés et la dévaluation des titres scolaires et aussi en écoutant Coluche ou Bedos qui leur offrent, dans le langage de la parabole, l’équivalent des analyses les plus subtiles du racisme, du syndicalisme, du monde politique, etc. Ils ont aussi beaucoup appris de la gauche. De quelqu’un qui ment effrontément, les Kabyles disent : « Il m’a mis l’Est en Ouest ». Les apparatchiks de gauche nous ont mis la gauche à droite. Les étudiants et les lycéens pourraient être déboussolés, et, en un sens, ils le sont, comme tout le monde. Qu’est-ce qui sépare Devaquet de Chevènement ? Les enseignants revanchards qui entourent le premier des normaliens attachés à restaurer les hiérarchies de leur jeunesse qui conseillaient le second ?

Les renoncements ou les reniements des uns ont fait croire aux autres que, cette fois, c’en était bien fini des aspirations sinon à l’égalité, du moins, à la solidarité ou mieux à la générosité. Les gouvernants d’aujourd’hui ont cru qu’ils pourraient mener jusqu’au bout ce que leurs prédécesseurs avaient si bien commencé. Parce que les hommes politique de gauche avaient exalté l’entreprise (et l’armée), la droite a cru que c’était arrivé, qu’elle pouvait y aller. Sans voir que ladite gauche n’exprimait plus les aspirations progressistes, surtout des plus jeunes, qui n’ont pas oubliés les promesses trahies.

_ Autrement dit, la droite revenue au pouvoir s’est sentie autorisée à aller jusqu’au bout de sa logique par les tentatives de la gauche…

_ La politique en matière d’éducation est comme un test projectif dans lequel un groupe dirigeant projette ses aspirations concernant l’avenir de la société. Or qu’est-ce que nous avons vu se dessiner ? On n’a vu apparaître ni Marx ni Jésus,  comme disait l’autre, ni Baudelaire ni Manet, ni même Pasteur ou Marie Curie, mais Berlusconi et Bernard Tapie. A quand un lycée Bernard Tapie ? – au lieu de Claude Bernard ou Marie Curie. L’exaltation de l’entreprise qui gagne – pensez à toutes les émissions de télé ou de radio sur ce thème – a conduit à faire du patron d’avant-garde, parfois du patron de combat, l’idéal humain proposé à la jeunesse.

_ C’est ce système de valeurs que récusent étudiants et lycéens ?

_ Proposer en idéal l’entreprise et la concurrence, et après le modèle américain ou le modèle japonais, c’est installer le vide au cœur du système de valeurs. On sait à quelles aberrations peut mener un modèle éducatif qui, comme le japonais, subordonne toute l’entreprise pédagogique à la logique du concours, de la concurrence, de la sélection par les tests. Or, nous ne sommes pas si loin de ce système, et c’est, je crois, cette logique infernale de la lutte de tous contre tous, de la concurrence sans merci pour la bonne note, puis la bonne section, puis la bonne filière, puis la bonne grande école, etc., que dénoncent les étudiants et les lycéens. C’est pourquoi ils exaltent les valeurs de solidarité et de générosité. Il n’y a rien qui divise et isole plus qu’une remise de copies ou, plus encore, la recherche d’une place en fac, quand on ne sait rien ou peu de choses des orientations et des filières, et des hiérarchies qui ne cessent de changer.

Ces jeunes gens et ces jeunes filles nous disent que les derniers seront les premiers. Ils veulent introduire à l’école la philosophie des Restos du cœur. Ils veulent éviter que la logique de concurrence ( et l’individualisme forcené qu’elle encourage), qui était, en d’autres temps, à peu près circonscrite aux classes à concours des grands lycées parisiens, ne remonte peu à peu, comme c’est le cas aujourd’hui, jusqu’à la sixième du plus petit des collèges de province.

_ N’est-ce pas une forme d’utopisme ?

_ Oui, évidemment. Et en ce sens, les lycéens de 1986 sont bien les héritiers des étudiants de 1968. Mais l’utopisme contient une information et une force. L’enseignement a été abandonné aux lobbys pédagogiques, aux groupes de pression corporatifs ou aux services du ministère, sans parler des ministres et des politiciens. Il fut un temps où les plus grands savants de la Sorbonne et du Collège de France ne dédaignaient pas, comme Lavisse, de réfléchir sur les programmes de l’enseignement primaire ou secondaire ou même d’écrire des manuels pour les écoles de village. Les professeurs du Collège de France ont fait un semblable travail, il y a un an ou deux. Vous savez le cas que les autorités mêmes qui les avaient demandées ont fait de ces propositions 

_ Vous voulez dire qu’il faudrait repenser de fond en comble les fins du système d’enseignement. Mais est-ce que ça ne conduirait pas à une réforme de plus ?

_ Pas du tout. Je pense que le propre de toutes les réformes successives est qu’elle brille par l’absence d’un véritable projet éducatif. En leur centre, il y a un trou : elles ne savent pas quel type d’homme elles veulent faire et pour quel type de monde social. C’est que les étudiants et les lycéens ont bien senti. Et certains d’entre eux parlent, à juste titre, d’opposer à un ministre un contre-projet éducatif.

Quel est le cœur de la philosophie du projet proposé par le ministre – en dehors du rétablissement des prérogatives des professeurs titulaires ? Ajuster la production de diplômés à la demande économique. Outre que c’est quelque chose que l’on ne sait pas faire, du fait du décalage inévitable entre le temps de la production scolaire de producteurs et les changements de l’économie, je ne suis pas du tout sûr que cela soit souhaitable. Je pourrais évoquer toutes les inventions économiques, scientifiques et sociales qui sont nées, directement ou indirectement, d’une « surproduction » de diplômés : par exemple, toute l’avant-garde artistique du XIXe siècle, dont on célèbre aujourd’hui le culte au musée d’Orsay, est née d’une surproduction de peintres et de rapins !

Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui est insupportable, je pense, pour les jeunes lycéens et étudiants, c’est l’intention de normalisation qui se cache derrière ce souci de l’ajustement au marché de l’emploi. Quand une mère bourgeoise ou même petite-bourgeoise parle de son fils qui veut faire de l’histoire, on croirait qu’elle annonce une catastrophe. Et ne parlons pas de la philo ou des lettres classiques. Les étudiants en lettres sont devenus des bouches inutiles. Et pas seulement pour les « milieux gouvernementaux », de droite et de gauche : pour leur famille aussi, et souvent pour eux-mêmes.

_ Ce système de non-valeurs, quel en est selon vous le centre ?

_ A mon sens, c’est la disqualification de toute forme de recherche gratuite, artistique ou  scientifique. Surtout lorsqu’elle peut produire des effets critiques, comme la science sociale. On célèbre les artistes morts, mais, comme toujours, on les aime mieux morts que vivants. Le refus de la gratuité, c’est le refus de la générosité. C’est ce refus que refuse l’âge de la générosité : tout cet ensemble de gestes mesquins et minables, dont le plus exemplaire est l’expulsion des Maliens, que nous ont offert nos gardiens de l’ordre moral, nos ministres de la Justice, de la Police et de l’Education. Et il serait possible de montrer que cette disqualification de la gratuité et de la générosité n’est même pas identifiable à un véritable souci de rentabilité.

_ Mais les étudiants et les lycéens proposent des revendications précises, concernant la gratuité des études, la sélection, etc.

_ Je crois que tout découle du refus fondamental d’être de la chair à patrons. Et du refus de la morale impliquée dans l’instauration du règne du concours. En l’absence d’un véritable projet collectif pour l’éducation (donc pour la société), il ne reste que les stratégies individuelles de reproduction. Comme dans les situations de panique ou de débandade, c’est le sauve-qui-peut, la lutte des égoïsmes. On se bat pour se sauver et sauver les siens. Quitte à monter dans un bateau qui coule.

Le laisser-faire en matière d’éducation, qu’incarne notre ministre entrepreneur, c’est l’alibi du néant de pensée, du néant de projet. S’agissant d’éducation, rien de grand ne peut se faire sans une mobilisation autour d’une idée de l’homme et de la société. C’est une chose que sentent et que disent les lycéens et les étudiants : ils sentent qu’ils n’ont pas de vraie place dans une société qui n’est pas capable de penser l’avenir. C’est pourquoi le mouvement présent n’a rien d’un feu de paille. Et même si, dans sa forme visible, manifestée, il vient à disparaître, il continuera à exister aussi longtemps que les questions qu’il pose, et que j’ai essayé de formuler, n’auront pas été explicitement et résolument affrontées. 

[…]

Entretien avec Antoine de Gaudemar paru sous le titre « A quand un lycée Bernard Tapie ? » dans Libération, le 4 décembre 1986. Repris in Interventions 1961-2001, Pierre Bourdieu, éditions Agone, p.211. 

Publicité
Commentaires
Publicité
ESPE PARIS MOBILISÉ
  • Blog créé lors de la mobilisation contre la reforme de la formation et du recrutement des enseignants (mastérisation), et toujours d'actualité. Non à la casse du service public de l'éducation du primaire à l'université! CONVERGENCE DES LUTTES.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
ESPE PARIS MOBILISÉ
Publicité